Discours de réception, et réponse de M. Michel Serres

Le 15 décembre 2005

René GIRARD

Réception de M. René Girard

 

 

M. René Girard, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort du R.P. Carré, y est venu prendre séance le jeudi 15 décembre 2005, et a prononcé le discours suivant :

 

 

Pour tout nouvel académicien, parler sous la Coupole pour la première fois pose un dilemme redoutable. Les sentiments qu’il éprouve sont intenses mais d’une banalité telle qu’il se demande s’il ne ferait pas mieux de les taire que de les exprimer. Dans mon cas, cependant, le silence serait injuste envers l’Académie. Ma dette à son égard est exceptionnelle. Le premier de mes livres qu’elle a couronnés est aussi le premier que j’ai publié.

Cette faveur ancienne fut suivie de plusieurs autres au cours de ma carrière et finalement d’un prix magnifique de la fondation Gal. Et le prix le plus magnifique de tous, c’est évidemment, mon élection à l’Académie.

Je peux dire sans exagération que, pendant un demi-siècle, la seule institution française qui m’ait persuadé que je n’étais pas oublié en France, dans mon propre pays, en tant que chercheur et en tant que penseur, c’est l’Académie française.

Comme toute carrière d’académicien, la mienne commence, aujourd’hui même, par ce discours dont une tradition aussi sage que vénérable me dicte le sujet et même, jusqu’à un certain point, la manière de le traiter. Je vais faire l’éloge de mon prédécesseur immédiat, le dernier occupant du fauteuil où les académiciens m’ont fait le grand honneur de m’élire.

Il s’agit du trente-septième fauteuil, dont le second titulaire fut Bossuet et le dernier le R. P. Ambroise-Marie Carré, un des deux seuls membres du clergé régulier jamais élus à l’Académie. Tous deux étaient des orateurs célèbres qui, à Notre-Dame, prêchèrent le carême avec un immense succès. Tous deux étaient des dominicains. Le premier, le célèbre Lacordaire, restaura son ordre en France après la Révolution.

Le second fut le père Ambroise-Marie Carré. Il était si zélé pour la prédication qu’il exerça cet art jusque dans les théâtres, casinos et cinémas dont l’amitié de nombreux artistes lui facilitait l’accès. Il est aussi l’auteur d’une œuvre écrite dont le rôle augmenta dans sa vie à mesure que diminuait, l’âge venant, celui de la prédication orale.

Le père Carré publia beaucoup d’ouvrages édifiants, beaucoup d’œuvres de circonstance, beaucoup d’éloges funèbres, beaucoup de préfaces, parmi lesquelles il faut mentionner une introduction aux Écrits spirituels du cardinal de Richelieu.

Même dans ses œuvres les plus mondaines, les quatre volumes de son journal, le père Carré ne parle presque jamais des affaires politiques de son siècle. Dès 1940, il joua un rôle glorieux dans la résistance à l’occupant nazi. Plusieurs fois, il faillit être arrêté. Pour lui, cet engagement allait de soi et il parlait plus volontiers des prouesses des autres que des siennes.

Dans le domaine religieux il était presque aussi discret. Bien avant Vatican II, certes, il écrivait en faveur de certaines réformes adoptées plus tard par le Concile. À la différence de beaucoup d’ecclésiastiques, il n’attendit pas que l’Église fût affaiblie pour critiquer son conservatisme et sa bureaucratie. Dès que l’institution ecclésiale lui parut menacée, en revanche, il fit taire toutes ses revendications. Il n’y avait aucun opportunisme en lui. La politique du coup de pied de l’âne n’était pas son fort.

Pendant les années troubles, le père Carré ne fit guère parler de lui que par ses sermons et son intense activité pastorale. Cette discrétion était si rare à l’époque qu’elle attira sur lui l’attention des catholiques lucides, inquiets pour l’avenir de leur Église.

Avec le temps, la blancheur de sa robe devint emblématique de tout ce que le chaos post-conciliaire dilapidait, le sens du péché, l’engagement sans retour, l’amour du dogme catholique, le mépris des polémiques vaines. Pour s’assurer que ces vertus n’étaient pas mortes, les fidèles se tournaient volontiers vers ce bloc immaculé de marbre blanc, tels les Hébreux jadis vers le serpent d’airain.

Pendant les années convulsionnaires, le Père fit preuve d’une dignité exemplaire. Ce qui le détournait de l’agitation post-conciliaire, c’était d’abord, je pense, son sens de la fidélité. C’était aussi l’intensité de ses activités pastorales. Toute sa vie, il a consacré un temps considérable aux malades et aux mourants, notamment dans le milieu des comédiens et des artistes dont il fut le premier aumônier officiel. Ses innombrables amis ne cessaient de solliciter ses conseils, et beaucoup de gens aussi qui le connaissaient à peine et qui, d’instinct, lui faisaient confiance.

La première cause de sa discrétion, c’était, je pense, une forte dose d’indifférence. Pas pour les individus concernés mais pour les activités brouillonnes auxquelles, pendant la seconde moitié du xx e siècle, tout un clergé s’adonna avec une passion que le recul du temps rend mystérieuse. À l’époque où tous les ambitieux mettaient une majuscule au mot Contestation, la futilité de ce que recouvre ce terme lui parut toujours évidente.

Sa discrétion n’empêchait pas toujours le père Carré d’attirer l’attention de ses lecteurs sur des expressions caractéristiques du trouble dans l’Église, avec plus d’humour d’ailleurs que de méchanceté. Plusieurs fois, par exemple, il s’est interrogé sur l’expression « en recherche », très utilisée à l’époque par les prêtres qui hésitaient indéfiniment entre l’Église et le monde.

Il lui arrive de signaler à ses lecteurs des fautes de goût et même de langage que, dans la foulée du Concile, l’Église multipliait. Voici, par exemple, l’entrée de son Journal à la date du 25 mai 1996 :

« Jean-Paul II dit le Rosaire en français » : tel est le titre d’une cassette où le pape récite le Notre Père et le Je vous salue, Marie, d’une voix forte et claire. […] « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Le pape ne retient pas la formule actuelle : « …comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Cet aussi passe mal. Avec joie je vais le supprimer désormais dans ma prière privée.

Dans la rage de chambardement déclenchée par le Concile, l’Église avait ajouté cet aussi à une phrase jadis magnifique du Notre Père. Une forte odeur de « religieusement correct » émane de la nouvelle traduction. Sa pâteuse redondance affaiblit ce qu’elle prétend souligner, la réciprocité du pardon, parfaitement exprimée dans la traduction ancienne. Détruire l’harmonie d’une phrase n’est pas un bon moyen d’en renforcer le sens. Le père Carré a raison : « Cet aussi passe mal. »

Le Père était trop discipliné pour désobéir à ses supérieurs hiérarchiques. Depuis la réforme du Notre Père, même dans ses prières privées, il mastiqua courageusement l’adverbe réglementaire jusqu’au jour trois fois béni où il entendit le pape lui-même aligner toute une ribambelle de Notre Père débarrassés de leurs aussi. Le pape n’est-il pas l’autorité suprême en matière de liturgie ? N’est-ce pas sur lui qu’un humble prêtre doit se modeler, au moins dans ses prières privées ?

L’Église de France a parfois besoin du pape, on le savait déjà, pour corriger des erreurs de doctrine. Ce qu’on ne savait pas et le père Carré nous l’apprend, c’est qu’elle a besoin du pape aussi, fut-il polonais, pour corriger ses fautes de français.

Le père Carré n’abusait pas de ce genre de satire. Il avait d’autres soucis en tête. Et le plus important à ses yeux, c’était le drame spirituel qui l’a accompagné toute sa vie.

Ses confidences à ce sujet sont peu nombreuses, fragmentaires, pas toujours faciles à interpréter. Le Père n’en a jamais fait un récit complet. C’est ce que je vais essayer de faire maintenant.

Le texte le plus important, je pense, sous le rapport qui nous intéresse, n’a qu’une vingtaine de pages. Il se trouve au début d’un ouvrage intitulé Chaque Jour je commence, publié en 1975. Il décrit une expérience très remarquable qui remonte, pense l’auteur, à sa quatorzième année, plus d’un demi-siècle avant le compte rendu que je vais vous lire.

Après quelques mots affectueux mais rapides sur sa famille, le Père annonce que les souvenirs d’enfance ne l’intéressent pas. Il passera donc les siens sous silence, à l’exception d’un seul, si important celui-là, qu’il le décrit en grand détail. Voici cette description :

« ... [Ce souvenir] m’accompagne comme une présence à la fois douce et exaltante. Il m’accompagnera jusqu’à la dernière heure. Un regard suffit à le ranimer, un regard vers cette fenêtre de l’immeuble où, à Neuilly, ma famille habitait. Quel âge avais-je ? Quatorze ans, me semble-t-il. Un soir, dans la petite pièce qui me servait de chambre, je ressentis avec une force incroyable, ne laissant place à aucune hésitation, que j’étais aimé de Dieu et que la vie, [...] là devant moi, était un don merveilleux. Suffoqué de bonheur, je suis tombé à genoux. »

Même à un demi-siècle de distance, le père Carré ne peut pas évoquer cette soirée sans réveiller en lui l’émotion de l’expérience originelle. En règle générale, dans tout ce que nous appelons souvenir, les traces de l’événement remémoré sont tout juste suffisantes pour empêcher l’oubli. Ici, en revanche, elles sont si profondes que le mot souvenir, à la réflexion, semble inadéquat. Tout de suite après le passage que je viens de lire, le Père retourne à l’expérience de Neuilly et, sans signaler sa propre volte-face, il la définit comme le contraire d’un souvenir :

« Un commencement absolu (ou ce qui s’en rapproche le plus) : voilà comment se caractérise pour moi, à plus de cinquante ans de distance, le seul événement qui ait jamais mis de l’évidence dans ma foi, l’événement aussi qui m’apporta une joie qu’aucune autre joie n’a pu par la suite surpasser. »

Dans les pages suivantes, le Père évoque son éducation supérieure, ses études de futur prêtre mais sans jamais perdre de vue son expérience de Neuilly. Il la tient pour responsable de tout ce qui lui arrive de bon dans sa jeunesse. C’est elle, écrit-il, qui lui permit d’apprécier l’enseignement de ces gloires dominicaines que furent les pères Chenu et Sertillanges. Le positif dans son existence est la traînée lumineuse derrière la comète qui illumina un soir le ciel de son enfance :

« J’ai souvent évoqué […] l’instant miraculeux où une vie prend conscience de la réalité de Dieu et de son lien avec lui, lorsque, plus tard sous la conduite du père Chenu, j’étudiais avec enchantement la théologie des Pères grecs. L’incarnation du Christ est pour eux comme une recréation de l’humanité. Oui, j’avais été recréé ce soir-là. »

À cette même expérience de « recréation », le père Carré rattache l’intérêt que lui inspirera, quarante ans plus tard, le père Teilhard de Chardin. Le bruit fait autour de cette œuvre était souvent motivé par le désir d’en faire une arme contre l’orthodoxie. Sans prêter attention à ces manœuvres, le père Carré va droit à ce qui, dans l’œuvre de Teilhard, lui rappelle son expérience de Neuilly : « Chaque individu est créé à longueur de vie » : cette phrase tomba sous mes yeux, il y a trois ou quatre ans à Washington. Les lettres du père Teilhard — que je lisais avec avidité entre deux sermons de semaine sainte pour la colonie francophone — agissaient sur moi comme un révélateur. Le dépaysement, le silence du matin favorisaient une telle mise à jour, et aussi cet état étrange que j’ai toujours connu avant de prêcher, (et) où se mêlent l’inquiétude, le besoin quasi viscéral de me trouver au plus vite sur le lieu de la parole et en même temps [...] une indéniable fébrilité... »

Le Père finit par rattacher à l’événement de Neuilly, en somme, tout ce qui l’a passionné à un moment ou l’autre de son existence, y compris l’éloquence religieuse. Pour lui, nous dit-il, l’art oratoire fut une grande cause de « fébrilité ». Ce dernier terme désigne un état mental très éloigné de la « présence douce et exaltante » qui émane de Neuilly, inséparable pourtant de cette grande expérience, enracinée dans un effort maladroit pour en tirer parti, pour lui donner des suites.

Comment définir ce qui s’est passé dans la chambrette de Neuilly ? Il y a une réponse évidente et certains d’entre vous, certainement, y ont déjà songé : c’est une expérience mystique. Bien des gens se méfient de cette expression qui, selon eux, n’a aucune signification précise. Et pourtant les traits majeurs de cette énigme sont assez bien dessinés, notamment dans la description qu’en donne le père Carré, celle-là même que je viens de vous lire...

Un premier trait est le caractère passif, involontaire de l’expérience mystique. Aucun avertissement ne la précède et elle ne requiert aucun effort. Un second trait est la joie, « qu’aucune autre joie ne put par la suite surpasser ». Un troisième trait est l’impression d’éternité qu’elle donne, inséparable de son pouvoir infini de renouvellement, de son extraordinaire fécondité. Le dernier trait résume tous les autres et c’est l’intuition d’une présence divine.

Pour ceux qui se détournent de l’expérience mystique, son « imprécision » n’est qu’un prétexte, je pense, et la vraie raison ce sont les controverses que cette notion inévitablement suscite. Pour les incroyants fermes dans leur incroyance, il s’agit forcément d’une illusion ou d’une imposture. Sans exclure ces possibilités, les croyants en ajoutent une autre : l’expérience mystique réelle, authentique. Elle est alors la perle de grand prix dont parle l’Évangile, si précieuse qu’il faut tout sacrifier à son acquisition.

Le futur père Carré n’hésita pas. Il décida de se faire missionnaire en terre païenne, avec « la palme du martyre » comme unique perspective. Les prêtres de son collège, Sainte-Croix de Neuilly, s’efforcèrent de calmer cette exaltation. C’est alors que l’adolescent s’orienta vers l’ordre dominicain.

Si l’expérience mystique est une source de bonheur qui ne tarit jamais, si elle transcende la durée, le père Carré aurait dû jouir toute sa vie de la foi rayonnante que la rumeur publique lui attribue. Un examen attentif de ses écrits ne vérifie pas cette supposition. Le Père se plaint assez fréquemment du silence de Dieu et du désespoir qui en résulte pour lui. Après Neuilly, les « consolations mystiques »— c’est l’expression consacrée — lui ont presque toujours fait défaut.

Faut-il penser que, dans Chaque jour je commence, le Père a embelli ses souvenirs ? Je ne le crois pas. Il me paraît incapable de mensonge ou même d’exagération.

Pour comprendre la crise intense et durable qui suivit la ferveur des premières années après Neuilly, il faut réfléchir d’abord, je pense, à la précocité extraordinaire de cette expérience.

De toute évidence, le Père a vu d’abord en Neuilly la plus grande affaire de sa vie, un sommet indépassable. À mesure que le temps passait, toutefois, il s’habituait à son bonheur. Et peu à peu, il le réduisit à un simple point de départ dans une conception dynamique de son avenir religieux.

Pour définir l’ambition qui l’entraînait au-delà de Neuilly, le Père parle souvent de sa vocation de sainteté. Pour lui, comme pour beaucoup d’aspirants à la vie mystique, le mot « sainteté » implique beaucoup plus qu’un contact unique avec Dieu, toute une suite de contacts, chacun plus intense et prolongé que le précédent. Toutes ces expériences mystiques viendront scander les étapes de la vie, pour déboucher enfin sur l’éternité, but ultime du processus de sanctification. Ce projet, si noble soit-il, réduisait l’expérience de Neuilly au rôle de première marche, la plus basse, sur un escalier pointé vers le ciel...

Ce projet reflète une ambition mystique typiquement occidentale et moderne. Il n’est pas exempt de « fébrilité », au sens que le père Carré donne à ce terme. Nous autres Occidentaux ne nous contentons jamais de ce que le Ciel nous envoie, nous rêvons tous de conquêtes inédites et d’exploits inégalables...

Quel est le jeune homme ou la jeune fille dans notre monde qui, placé dans une situation analogue à celle du père Carré, croyant ce qu’il croyait, n’aurait pas réagi de façon analogue ? Comme tant d’autres aspirants modernes à la sainteté, le père Carré prenait pour modèles ceux que notre société admire, les hommes d’action, les « réalisateurs », les « entrepreneurs » au sens presque américain de la libre entreprise.

Ce qui confère au monde moderne un immense avantage dans le domaine pratique, son activisme, son volontarisme, sa passion rivalitaire, se solde sans doute par un désavantage sous le rapport mystique. Nous autres, Occidentaux, n’hésitons guère à prendre des initiatives dans des domaines qui, en principe, ne relèvent que de Dieu. Ne nous étonnons pas si les résultats ne répondent pas toujours à notre attente.

À mesure que les années passaient, le Père attendait, toujours plus impatiemment, de nouvelles expériences mystiques qui ne venaient jamais. Dans Chaque jour je commence, une phrase que j’ai déjà citée suggère clairement l’amertume de cette déception. En 1975, le père Carré définit Neuilly comme la seule chose qui ait jamais mis de l’évidence dans [s]a foi. C’est dire que rien de comparable à Neuilly n’était venu, à cette date, étancher une soif de divin rendue inextinguible par la puissance même de l’expérience qui l’avait suscitée. Le père Carré a vécu cette situation tantôt comme un échec personnel, tantôt comme une carence de Dieu lui-même.

Les effets de cette sécheresse spirituelle, aggravés avec le temps, s’ajoutaient aux désastres dans le monde et aux désordres dans l’Église pour miner la confiance du père Carré en la bonté et parfois même en l’existence de Dieu : « Je ne peux pas parler ouvertement », écrit-il, « parce que ma foi paraît si assurée, si contagieuse — d’après ce que l’on en dit — que je scandaliserais mon prochain. » Il n’est pas difficile de trouver des textes où les doutes du père Carré s’expriment sans la moindre équivoque : « Seigneur [...] si tu existes, rends-moi mes certitudes. Et si tu me laisses néanmoins dans les ténèbres, accorde-moi l’intime conviction que ce temps de détresse a son utilité. »

Si étonnantes qu’elles paraissent dans le contexte de Neuilly, ces plaintes sont faciles à rattacher, indirectement, à cette expérience. Rien de plus commun, chez les mystiques, que les crises dites de « sécheresse » ou d’« aridité ».

Plus on se familiarise avec le père Carré, plus on s’aperçoit que toute réflexion philosophique et même théologique est subordonnée chez lui au désir de contact personnel avec Dieu. Ce désir, longtemps insatisfait, se transforme parfois en une espèce de révolte qui ne verse jamais, néanmoins, dans le nihilisme anti-chrétien partout répandu à notre époque.

Il faut voir, il me semble, dans le père Carré non pas un écrivain religieux analogue à tant d’autres, ou même un penseur mystique mais, plus radicalement, un mystique au sens le plus concret. Le fait d’avoir bénéficié, pour commencer, d’une expérience exceptionnelle fit de lui, par la suite, un mystique souvent frustré et découragé.

Du point de vue qui est le nôtre, l’intérêt de cette hypothèse — car c’en est une — est la lumière qu’elle projette sur l’œuvre du père Carré. Elle éclaire très directement sa prédilection pour les saintes et les saints qui souffrirent de crises analogues aux siennes. Sainte Thérèse de Lisieux est l’exemple le plus fréquemment invoqué : « Je m’étonne de voir tant de chrétiens ignorer encore que la foi de Thérèse fut laborieuse, traversée de tempêtes. Elle ne demeura fidèle qu’à force d’héroïsme. Elle a craint de blasphémer en racontant ce que fut son épreuve, en donnant écho aux voix des ténèbres qui, durant des mois, se déchaînèrent dans son cœur. [...] Or, elle a tenu bon, par amour du Christ et par amour des pécheurs. »

Le Père s’intéresse aussi à des personnages de l’entourage même de Jésus. Il leur attribue une foi « difficile » ou « laborieuse ». Ces deux adjectifs reviennent souvent pour qualifier sa propre foi.

Dans ce contexte, l’apôtre Thomas est un choix très classique, bien entendu. Celui de la Vierge Marie, en revanche, étonne par son audace. Voici un texte caractéristique :

« … [La Vierge Marie] a été mon principal soutien dans les moments de doute. Car la foi a toujours été difficile pour moi.

Nous sous-estimons le choc que Marie reçut le jour de l’Annonciation. [...] la dernière parole dite, Marie se trouve devant l’inconnu. Voici que commence le temps de la foi difficile. »

La précocité extrême de Neuilly inspire au père Carré, je l’ai déjà suggéré, des réactions ambiguës. La fierté de l’enfant prodige qui rencontra Dieu à quatorze ans se double chez lui d’une certaine humiliation à l’idée que rien d’aussi remarquable n’interrompit jamais, par la suite, la routine de ses observances religieuses.

Le Père a longtemps craint, je pense, de passer pour puéril, immature comme disent si laidement les psychologues contemporains. Il oubliait que, dans notre monde, les derniers mystiques sont des enfants. Il oubliait les paroles divines sur l’enfance en général : « Je te bénis, père, seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché tout cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. »

(Mt 11, 25)

Pour comprendre ce genre d’oubli, chez un chrétien aussi informé que le père Carré, il faut tenir compte des pressions qui s’exerçaient sur lui, dans un monde toujours plus vide de Dieu, un monde auquel de moins en moins d’enfants échappent désormais.

Voici le récit d’un entretien entre le père Carré et les combattants juvéniles de la plus picrocholine de nos guerres, celle qui n’a jamais eu lieu et dont on dissimule pudiquement le non-être derrière une formule stéréotypée « les événements de mai 68 » :

« […] j’avais accepté de me livrer à l’interrogatoire de 70 ou 80 étudiants et étudiantes en droit. Sans aucun ménagement, bien sûr, avec une indiscrétion qui faisait partie des règles du jeu, ils me tournèrent et retournèrent sur le gril. Le point crucial était la justification de ma fidélité. Dans quelle mesure celle-ci est-elle commandée par mon passé ? Ne suis-je pas prisonnier aujourd’hui de vieilles habitudes ? L’appel de jadis (qu’il vînt du Seigneur ou de mon imagination) explique-t-il encore quotidiennement ma vie, ou bien n’est-ce que son écho, très affaibli, imperceptible parfois, dérisoire en tout cas, que j’entends sans vouloir me 1’avouer ? »

Le père Carré avait très évidemment commis l’imprudence de confier le grand secret de sa quatorzième année à ces jeunes gens qui étaient plus conformistes encore que féroces, mais dans le style exigé par leur époque. Rien de plus scandaleux à leurs yeux que ce vieillard accroché à un vieux rêve de sainteté. C’était l’époque où rien n’était plus méprisable que la constance et la continuité. Seules les « ruptures épistémologiques » passaient pour estimables. Le père Carré incarnait à la perfection ce que ces jeunes gens appelaient un demeuré.

Le frêle vieillard se prétend écrasé, annihilé par le lynchage spirituel auquel il s’est follement exposé. Mais il y a de l’humour, je pense, dans cette peur panique qu’il fait mine d’éprouver.

Les soixante-huitards se croyaient capables de « déconstruire » leur victime d’un point de vue maoïste. En réalité, ce sont eux qui sont silencieusement déconstruits. Le Père voyait très bien que ses persécuteurs n’étaient pas plus chinois que lui. Souvent même ils venaient de Neuilly tout comme lui, ou peut-être du xvi e arrondissement.

Ces ignorants attribuaient les idées du Père à son éducation religieuse, c’est-à-dire « bourgeoise », sans se souvenir qu’ils sortaient eux-mêmes du même milieu et, à peu de choses près, c’est la même éducation qu’ils avaient reçue, celle des collèges et lycées les plus huppés de la région parisienne. Leur maoïsme n’était qu’un sous-produit très temporaire et banal d’une décadence culturelle plus avancée, bien moins intéressante que la soif mystique du père Carré. Loin de dominer la comédie sociale du moment, les soixante-huitards en étaient les protagonistes les plus mystifiés.

Le père Carré devinait sans peine qu’après s’être payé leur petite révolution culturelle, exempte de tout risque pour leurs précieuses personnes, ces révolutionnaires en carton-pâte se lanceraient allègrement dans les brillantes carrières auxquelles leur condition bourgeoise les destinait, une fois les enfantillages terminés. Aujourd’hui même, bon nombre d’entre eux sont encore installés dans les conseils d’administration de nos grandes affaires capitalistes ou étatiques. Ils se préparent à prendre une confortable retraite.

Le père Carré voit plus loin que ceux qui le retournent sur le gril. Ce n’est pas à ses propres forces qu’il doit sa lucidité, c’est à cette expérience que ses interlocuteurs prennent pour l’obscurantisme le plus noir. C’est elle, au fond, qui, l’a toujours protégé non seulement de la futilité contestataire mais de tous les fantasmes intellectuels auxquels tant de jeunes et de moins jeunes privilégiés autour de lui ne cessaient de succomber, le nietzschéisme, l’althussérisme, etc.

Dans les dernières pages autobiographiques de Chaque jour je commence, le père Carré se livre à une autocritique sévère mais nullement désespérée. Il s’assimile au grand symbole de la tiédeur religieuse dans l’Apocalypse de saint Jean, l’église de Laodicée :

« Je connais ta conduite », dit le narrateur, « tu n’es ni froid ni chaud, — que n’es-tu l’un ou l’autre ! — ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche. [...] Ceux que j’aime, je les semonce et les corrige.

Allons ! Un peu d’ardeur, et repens-toi ! »

Le Père s’accuse d’avoir perdu la ferveur de sa jeunesse mais, de même que Laodicée, il n’a jamais complètement perdu la foi et il est invité à la reconquérir. Son cas n’est pas vraiment désespéré ; la conclusion le confirme : « C’est triste même si c’est admirable de ne savoir que s’accrocher ! »

À quoi le père Carré s’est-il accroché toute sa vie, « tristement », sans doute, mais « admirablement » ? À « la seule chose qui ait jamais mis de la certitude dans sa foi », à l’expérience de Neuilly. Au lieu de se conduire en enfant gâté et de réclamer toujours davantage, en digne contemporain des soixante-huitards, le père Carré comprend qu’il aurait dû cultiver modestement, pieusement la grâce de sa jeunesse. Ce n’est pas Dieu qui l’a plongé dans l’incertitude, c’est son ambition excessive.

Après un demi-siècle d’attente toujours vaine, le père Carré se décida finalement à regarder les choses en face : depuis sa quatorzième année, le sommet de sa vie religieuse s’était toujours situé non pas dans l’avenir, devant lui, mais derrière, dans l’expérience de Neuilly. Pour la première fois, il cherche vraiment à renouer avec l’événement extraordinaire qui, négativement parfois, mais positivement surtout, a dominé toute son existence.

C’est d’abord sans beaucoup d’espoir, je pense, que le Père s’est mis à tisonner les braises d’un feu éteint, croyait-il, depuis un demi-siècle. Et soudain, voilà que le miracle des anciens jours s’est renouvelé. Sous ses yeux, l’expérience de Neuilly se métamorphose en une belle au bois dormant émergeant, radieuse, d’une longue nuit obscure. Loin d’avoir disparu à jamais, la présence de jadis ressuscitait, plus douce, plus exaltante que jamais.

Pour cette réévaluation positive du passé, toujours dans Chaque jour je commence, le père Carré cherche des témoins tout près de lui et il en trouve, le romancier Julien Green, par exemple, dont il cite une phrase d’une pertinence remarquable : « Le souvenir d’une grâce passée peut être une nouvelle grâce. »

Chez Julien Green comme chez le père Carré, le mot « grâce » désigne une faveur spirituelle, une assurance que Dieu donne de son amour. Ce mot est un synonyme plus discret, en somme, d’expérience mystique.

Pour comprendre ce qui motive l’appel à Julien Green, il faut revenir aux deux définitions de Neuilly que nous avons déjà trouvées dans Chaque jour je commence : la première faisait de cette expérience un souvenir privilégié ; la seconde un commencement absolu.

À la lumière de Julien Green, ces deux définitions n’en font qu’une. Se souvenir intensément d’une expérience mystique, même ancienne, c’est la ressusciter. Peu importe la façon dont on définit le résultat... Souvenir très intense ou expérience entièrement nouvelle, la différence tend à s’effacer...

En citant Julien Green, le Père rend grâce à son expérience fondatrice trop longtemps négligée. Il en reconnaît la fécondité, longtemps stérilisée par sa propre « fébrilité ». Il se tient désormais pour responsable de ses longues crises d’aridité.

Pourquoi réclamer de nouvelles grâces si le souvenir permet de ranimer les anciennes ? Pour mieux se convaincre de cette vérité, le Père veut l’entendre proclamée par une autre bouche que la sienne. La parole d’autrui a plus de prestige que la nôtre : elle semble plus proche du divin. Pour se maintenir sur la bonne route, le père Carré fait appel non seulement à Julien Green mais à d’autres esprits fraternels, Gabriel Marcel par exemple.

C’est un retour à l’expérience enfantine qui s’effectue, en somme, dans les écrits tardifs. Le texte le plus révélateur est aussi, semble-t-il, le plus tardif de tous. C’est une nouvelle conclusion pour la réédition d’un livre sur la sainteté. Elle paraîtra en janvier 2004, le mois même de la mort du père Carré. C’est un admirable bilan de toute la vie religieuse de son auteur :

« J’entre dans ma quatre-vingt-seizième année. Le Seigneur m’a comblé de grâces. [...] : puisque [...] il m’a conservé si longtemps au doux royaume de la terre, c’est sans doute pour exercer [...] le ministère du grand âge, qui consiste en la prière et l’intercession. »

Loin de définir l’existence en ce bas monde comme une vallée de larmes, le père Carré célèbre « le doux royaume de la terre ». Dans ses périodes de « fébrilité », il s’est beaucoup reproché, je pense, son trop d’amour des choses de ce monde. Maintenant, il se le pardonne.

Sa grande vieillesse fut, je pense, la période la plus heureuse, avec son enfance. Ses collègues de l’Académie ont beaucoup contribué à ce bonheur tardif. Dans ses dernières années, tout lui était prétexte à les remercier.

Pendant les vacances d’été, le père Carré regrettait la fermeture de l’Académie. Lorsqu’on admirait son assiduité au travail académique, il répondait que ce n’était pas le travail qu’il regrettait, ni même l’Académie elle-même, c’étaient les académiciens. Si ces derniers l’aimaient beaucoup, il le leur rendait bien. Les académiciens sont des gens si délicieux, disait-il, qu’après les avoir fréquentés, on ne peut plus se passer de leur amitié.

Seul le lecteur ignorant du vocabulaire spirituel du père Carré peut s’imaginer que sa grande expérience mystique est absente des lignes que je viens de lire.

Regardons la première phrase. « Le Seigneur m’a comblé de grâces. » Le pluriel ne doit pas nous égarer. Cette phrase est une allusion à l’expérience de Neuilly, unique en tant qu’événement, infinie dans ses conséquences et prolongements. Pendant les années de sécheresse et d’aridité, le père Carré se croyait abandonné à lui-même. En réalité, c’était lui qui se détournait de Dieu en essayant dans son volontarisme moderne de se rapprocher de Lui par ses seuls efforts. Il était le vrai responsable du malheur dont il s’est cru frappé. L’affirmation qu’il est « comblé de grâces » ne peut s’interpréter qu’à la lumière de la vieille expérience mystique infiniment démultipliée et plus féconde que jamais, après quatre-vingts ans de bons et loyaux services.

Les ultima verba du père Carré résument parfaitement, il me semble, l’histoire spirituelle que j’ai essayé moi-même de résumer. Pour bien s’en convaincre, lisons jusqu’au bout le texte dont je n’ai cité encore que les premières lignes ; voici le reste :

« Je relisais, ces derniers temps, des notes prises lors de ma retraite d’ordination. La nécessité pour moi de la sainteté y paraît avec une vigueur qui me frappe, au sens littéral du mot. Tant de lumière, des certitudes aussi fortes qui me faisaient écrire : « Si je ne deviens pas un saint, j’aurai vraiment trahi. » Je ne renie pas ces lignes écrites à l’âge de vingt-quatre ans... Mais j’ai maintenant une expérience longuement acquise, celle du voyageur qui, sur une route fatigante, fait de moins en moins confiance à ses forces et sait qu’atteindre le terme ne dépend pas seulement de sa volonté. Une certaine fébrilité du désir laisse place aujourd’hui à la douceur de l’espérance. Sainteté ou non ? La question ne se pose plus ainsi. Je ne pense qu’à la tendresse de Dieu. »

Chaque phrase, ici, et presque chaque mot font écho à nos observations précédentes. Le Père répudie expressément ce qu’il y avait d’orgueil inaperçu dans son projet de sainteté. Lorsqu’il disait : « Si je ne deviens pas un saint, j’aurai vraiment trahi », il se tendait à lui-même le piège qui s’est ensuite refermé sur lui, mais son humilité finale l’a libéré.

Neuilly fut en somme l’occasion sinon d’une chute, au moins d’un long piétinement, non pas en raison de quelque perversité intrinsèque mais à cause de l’utilisation naïvement égotiste qu’en fit le père Carré. Finalement, il comprit son erreur et le texte que nous venons de lire en est la preuve. L’exploitation « fébrile » de l’expérience mystique était presque inévitable étant donnée l’extrême jeunesse de son bénéficiaire...

Au lieu de faire de Dieu un Everest à escalader, le dernier père Carré voit en lui un refuge. Ce n’est pas un humanisme sceptique qui s’exprime ici, mais un abandon à la miséricorde divine. Sans renier ses aspirations mystiques, le Père se reconnaît incapable de les réaliser par ses propres moyens.

Ce n’est pas moi, bien entendu, qui formule ces critiques, c’est le père Carré lui-même. J’adopte sur lui la perspective de son dernier texte, le plus profond, je pense, et on pourrait le commenter indéfiniment.

Le père Carré a lâché d’abord la proie pour l’ombre ; heureusement pour lui, la présence douce et exaltante ne s’est jamais découragée. Elle était toujours là, silencieuse, à ses côtés. Elle a survécu à toutes les usures, à toutes les lassitudes, à tous les abandons.

Sous prétexte que l’insatisfaction et l’aridité ont joué leur rôle dans la vie religieuse du père Carré, il faut se garder de voir en lui un mystique manqué, un mystique raté. Il fut d’abord un mystique trop vite comblé. De ce fait même, il resta longtemps un mystique frustré, victime de ce qu’il appelait sa « fébrilité ».

Son avidité juvénile appelait une leçon et elle lui fut administrée. À en juger par les propos que nous venons de lire, cette leçon fut comprise et assimilée avec une grande humilité.

En dépit des apparences, on ne peut pas rêver d’un destin préférable à celui-là et je n’en souhaite pas d’autre à ceux qui m’écoutent, sans m’oublier moi-même.

Pour moi qui n’ai jamais connu le père Carré, c’est une véritable épreuve que de parler de lui à tant de gens ici qui le connaissaient et qui ne cesseront jamais de l’aimer. J’espère ne pas les avoir trop déçus et mes vœux seront comblés si, à quelques-uns d’entre vous, au moins, j’ai transmis le désir d’aller plus loin que je n’ai su le faire dans l’exploration des œuvres mystiques du Révérend Père Ambroise-Marie Carré.